Never Look Away
ou la soif de vérité
Donnersmarck revient sur les thèmes de la répression et de la véridicité
Par Patrick Barnard
Traduit de l’anglais
Dans l’esprit de beaucoup de gens, le meilleur film des premières décennies a été La vie des autres – Das Leben den Anderen – du polymathe allemand Florian Henkel von Donnersmarck. Cette émouvante œuvre cinématographique raconte l’histoire d’un membre de la police secrète est-allemande qui espionne un célèbre auteur dramatique et écoute les détails les plus intimes de la vie qu’il partage avec sa petite amie. Peu à peu, l’agent secret de la Stasi s’identifie à ceux qu’il surveille. Il découvre la vérité réprimée qui sous-tend un état totalitaire et, ce faisant, prend pleinement conscience de la répression dont il fait partie et qui sous-tend sa propre vie.
Donnersmarck, qui n’a que 45 ans aujourd’hui, avait 32 ans lorsqu’il a réalisé La vie des autres, son premier long métrage. Les critiques s’étonnèrent qu’il ait été si jeune et qu’il n’ait jamais vécu en République démocratique allemande, mais qu’il ait réussi à brosser un portrait saisissant et inquiétant de la nature conflictuelle de la RDA.
Donnersmarck lui-même est un personnage contradictoire. Il parle cinq langues, dont le russe, et a vécu à New York, Oxford et en Allemagne. Cosmopolite s’il en est, il promène maintenant sa monture d’un mètre 90 et ses cheveux touffus dans les galeries d’art de Los Angeles où il vient de s’installer avec sa famille. Ses nombreux penchants sont d’une grande diversité. Le cinéma politique ne lui plaît pas, mais son travail a de profondes résonances politiques. C’est un Allemand international qui semble connaître intimement le fardeau de la germanité ; c’est un aristocrate qui a beaucoup à dire en cette époque assaillie par le populisme de droite ; et c’est aussi un esthète qui a soif de vérité sociale.
Never Look Away (2018) – Werk ohne Autor en allemand, ou “Œuvre sans auteur“, est le troisième long métrage de Donnersmarck, dans lequel il revient sur ses thèmes marquants de la répression et du besoin de véracité des hommes. Le titre anglais vient du personnage d’Elisabeth May, une femme belle et schizophrène, institutionnalisée sous le régime nazi puis cruellement euthanasiée. L’histoire débute à Dresde en 1937 lorsqu’elle emmène son neveu bien-aimé, Kurt Barnert, à l’exposition d’art “dégénéré” qui a lieu dans cette ville célèbre pour sa beauté. A l’époque, les nazis s’étaient emparés des œuvres des modernistes les plus connus – comme Kandinsky, Mondrian et Picasso – pour dénoncer leur art comme une maladie qui ne devait pas être transmise aux générations futures, comme le dit avec une véhémence dangereusement agressive le guide de l’exposition dans le film. Pourtant Elisabeth avoue à son très jeune neveu qu’elle aime les peintures modernes méprisées.
Pourquoi sa tante Elisabeth emmène-t-elle le jeune Kurt à l’exposition ? Après tout, il n’a que cinq ans. Il s’avère que le jeune Kurt, qui sera le protagoniste central du film, est sensible et il sait déjà qu’il veut peindre. Il a même commencé à dessiner des nus féminins dans sa chambre.
Never Look Away est une révélation sur Richter, sur l’art, sur l’Allemagne et sur ce que nous aimons appeler le monde occidental. Que cela nous plaise ou non, les secrets du film sont aussi les nôtres.
Never Look Away est à la fois un “bildungsroman” cinématographique (un roman d’enfance), une épopée, un thriller, un traité d’art, un documentaire, ainsi qu’une histoire d’amour. C’est une sorte d’icône de notre temps, et le film porte en lui un secret essentiel représenté par le personnage de Tante Elisabeth.
En 2005, le journaliste d’enquête Jürgen Schreiber a publié un livre intitulé A Painter from Germany (Un peintre d’Allemagne) qui traitait de la vie du peintre le plus célèbre du pays, Gerhard Richter. Le reportage, basé sur des conversations avec l’artiste, a révélé des informations totalement nouvelles : La tante schizophrène de Richter avait été condamnée à être euthanasiée par le père nazi de la première épouse de Richter.
Bien que Richter n’ait pas apprécié les divulgations du livre, Donnersmarck a utilisé son charme considérable pour l’amener à parler de lui-même à nouveau dans un dialogue sans relâche qui a duré presque un mois. C’était comme subir une psychanalyse, a commenté le peintre, et le cinéaste a gardé un enregistrement complet des conversations qui allaient plus tard devenir le scénario de Never Look Away.
Encore une fois, Richter n’a pas aimé la représentation qui en a résulté, cette fois dans un film. Pourquoi ? Parce que Never Look Away est une révélation sur Richter, sur l’art, sur l’Allemagne et sur ce que nous aimons appeler le monde occidental. Que cela nous plaise ou non, les secrets du film sont aussi les nôtres.
La belle et vulnérable tante Elisabeth confie deux choses à Kurt qui façonneront sa vie : “Ne jamais détourner le regard” et “Tout ce qui est vrai est beau”. Mais bientôt des horreurs s’abattront sur la famille. Comment ce qui est vraiment terrible peut-il être beau, d’une façon ou d’une autre ? Bien que le mot “tragédie” n’apparaisse jamais dans le dialogue, le film nous montre une vérité classique : que le crime horrible, la pitié et la terreur font effectivement partie de nos vies.
Peu après la visite de l’exposition sur “l’art dégénératif”, Elisabeth est astreinte contre sa volonté à offrir un bouquet floral à Adolf Hitler lors de son parcourt dans les rues de Dresde. De retour chez elle, elle se déshabille, joue de la musique au piano familial, puis commence à se frapper la tête avec un lourd cendrier. Debout devant la porte, Kurt la voit nue, et le destin de ce corps nu et féminin devient un fait central et une métaphore dans sa vie.
La Seconde Guerre mondiale commence bientôt, et tante Elisabeth est d’abord institutionnalisée, puis tombe dans les griffes d’un gynécologue nazi, le professeur Carl Seeband. Celui-ci déteste sa perspicacité et son authenticité, et il signe froidement un formulaire pour qu’elle soit euthanasiée dans une chambre à gaz. Nous, le public, voyons l’action se dérouler, mais elle reste cachée aux yeux des autres personnages du film. D’autres souffrances s’ensuivent – les oncles de Kurt meurent pendant la campagne de Russie, puis il est témoin de ses propres yeux les bombardements aériens de Dresde par les Britanniques et les Américains.
Kurt ne détourne jamais le regard, survit à la guerre pour vivre en RDA, où il fréquente l’école d’art dont la doctrine régnante du réalisme socialiste parait étrangement similaire à l’esthétique nazie. C’est à cette époque qu’il rencontre une jeune femme nommée Elisabeth Seeband, bien qu’elle préfère s’appeler “Ellie”. Elle est en fait la fille de Carl Seeband, le médecin assassin.
Ellie est une femme d’une beauté naturelle fascinante, interprétée par l’actrice lumineuse Paula Beer. Personne – sauf nous les spectateurs – ne connaît tous les détails de la terrible histoire de Carl Seeband dans la S.S. En fait, il est devenu depuis une personnalité publique très respectée dans la république socialiste. Kurt et Ellie sont profondément amoureux. Mais le professeur Seeband méprise le jeune peintre et le considère comme inférieur, et il invente une fiction gynécologique qui lui permet de faire avorter sa propre fille parce qu’il ne veut pas que les gènes de Kurt et d’Ellie soient “génétiquement réunis (zusammen)”. Ce père d’Ellie a donc assassiné la tante de Kurt, l’enfant de Kurt, et son petit-fils. Encore une fois, nous le public, sommes complices parce que nous sommes les seuls à posséder cette connaissance.
‘Les femmes dans ce film sont les personnages prophétiques, et l’essence oppositionnelle, ironique et contradictoire de la réalité et de l’art est l’idée dominante dans Never Look Away.’
Ellie dit alors à Kurt quelque chose qui est la clé de tout le film, afin d’expliquer pourquoi elle est différente de ce qu’elle semble être : « Ce que les gens disent être la réalité est probablement le contraire ». Les femmes dans ce film sont les personnages prophétiques, et l’essence oppositionnelle, ironique et contradictoire de la réalité et de l’art est l’idée dominante dans Never Look Away.
Carl Seeband, Mme Seeband, Kurt et Ellie s’enfuient tous en Allemagne de l’Ouest dans les années 1960. Quand le jeune homme entre à l’école d’art de Düsseldorf, il a beaucoup de mal à se frayer un chemin à travers la pléthore de styles populaires à cette époque (et Donnersmarck a beaucoup de plaisir à satiriser les styles esthétiques des années 60.)
Avec le temps, Kurt a une révélation et – comme Gerhard Richter – commence à utiliser des photos de famille pour créer des toiles en noir et blanc, généralement recouvertes d’un léger film de peinture. Il affirme alors : « Je veux la vérité », et l’un de ses tableaux les plus puissants est celui de sa tante Elisabeth et de lui-même quand il était enfant. Puis ses impulsions l’amènent à faire une image composite, une superposition de trois images : celles du professeur Seeband, de sa tante Elisabeth, et du jeune Kurt. Sans le savoir, il a saisi le lien profond et réel entre l’artiste, la tante et le beau-père. Quand Carl Seeband voit le tableau, il est profondément perturbé et s’enfuit de l’atelier de l’artiste.
Kurt et Ellie s’aiment tout au long de leurs difficultés et ont un enfant ensemble. Le film se termine par une exposition réussie des toiles de Kurt Barnert où les critiques d’art lui posent des questions et où il insiste sur le fait qu’il n’a rien à voir avec ce qu’il peint, qu’il s’agit de ce qu’un critique appelle “une œuvre sans auteur”, d’où le titre du film en allemand : Werk ohne Autor.
Mais nous, le public, suivons la logique oppositionnelle du film. Nous savons, nous avons vu que le travail de Kurt est profondément autobiographique, et qu’il va au-delà de ce dont lui-même est conscient.
Une des pensées de sa tante Elisabeth était que littéralement tout est lié. Never Look Away nous montre cette vérité – que le Père et le Meurtrier, les Nazis et les Alliés, l’Art et l’Illusion, l’Occident et l’Orient sont tous profondément liés, et que seule une telle compréhension des choses peut conduire à la survie, l’amour et la renaissance.
Le film a été nominé pour le prix du meilleur film de l’année du Cinéma pour la paix et aux Oscars du meilleur film en langue étrangère en 2019. En salle maintenant au Cineplex.
Never Look Away (Werk ohne Autor)
Allemagne, 2018
188 minutes
Écrit et réalisé par Florian Henckel von Donnersmarck
Musique de Max Richter
Cinémaographie de Caleb Deschanel
Montage : Patricia Rommel
Production : CJ Entertainment
Distribution
Tom Schilling : Kurt Barnert
Sebastian Koch : Professor Carl Seeband
Paula Beer : Ellie Seeband
Saskia Rosendahl : Elisabeth May
Images: courtoisie de CJ Entertainment
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Patrick Barnard est membre du conseil d’administration de la Coalition verte, un groupe environnemental non partisan de Montréal. Il est également rédacteur en chef du blog vidéo The Pimento report/Le Piment, et journaliste indépendant. Il a travaillé dans le passé pour la CBC/Radio, Radio Netherlands et Dawson College où il a enseigné la littérature anglaise. Il est aussi l’un des 20 environnementalistes et experts du transport en commun qui ont signé une lettre ouverte à Montréal demandant la fin du REM.
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