La droite s’affirme,
la gauche se cherche
Les démocraties risquent de périr sous les ovations plutôt que sous un coup d’État
Par Andrew Burlone
21 décembre 2025
À travers l’histoire, les systèmes politiques meurent rarement en une seule nuit. Dans l’Antiquité, les cités grecques passaient de la démocratie à l’oligarchie, et parfois à la tyrannie, au fil des guerres, des dettes et des tensions sociales qui s’accumulaient. Plus tard, la res publica romaine – avec ses magistrats élus et ses mécanismes d’équilibre des pouvoirs – a lentement glissé vers le pouvoir personnel des empereurs, à mesure que les promesses de stabilité et d’ordre prenaient le pas sur la participation civique. Le point de bascule ne vient pas d’un coup d’État spectaculaire, mais de l’érosion progressive des institutions et d’élites incapables, ou peu désireuses, de répondre aux peurs et aux besoins de la population.
Plus de deux mille ans plus tard, ce schéma semble étrangement familier dans de nombreuses démocraties dites « mûres » des Amériques et de l’Europe. Lorsque les citoyens ne croient plus que les élections et les gouvernements puissent protéger leur sécurité, leur statut et leur avenir, ils commencent à chercher des solutions ailleurs. Des institutions perçues comme lointaines, lentes à réagir ou impuissantes face aux angoisses du quotidien ouvrent un espace à des dirigeants qui proposent quelque chose de plus simple : une main ferme, un ennemi clairement désigné et la promesse de balayer procédures et compromis. Il en résulte ce paradoxe de notre époque : des sociétés qui votent souvent librement pour des dirigeants aux réflexes de plus en plus autocratiques.
Derrière les contextes locaux, les mêmes moteurs : insécurité, inégalités et sentiment d’abandon.
De Paris à Budapest, de Washington à Buenos Aires, le même scénario se répète avec des variantes locales. Des électeurs qui soutenaient autrefois les grands partis de centre gauche ou de centre droit se tournent désormais vers des figures qui remettent en cause l’indépendance de la justice, attaquent la presse, stigmatisent les minorités et concentrent le pouvoir entre les mains de l’exécutif – tout en continuant de se présenter comme la véritable voix du « peuple ».
Dans de nombreux pays européens, des partis qui contestent ouvertement les normes libérales siègent au gouvernement ou imposent leur agenda depuis les bancs de l’opposition. En Amérique du Nord comme en Amérique du Sud, des dirigeants élus avec un mandat populaire ont testé les limites des constitutions, verrouillé les tribunaux et transformé des institutions d’État en instruments de pouvoir personnel. Sous ces drames nationaux différents coule un même courant : des vies marquées par l’insécurité et les inégalités, des régions qui se sentent abandonnées et la conviction grandissante que le système sert quelqu’un d’autre, ailleurs, mais pas eux.
La politique de « l’ordre »
Un élément récurrent de cette évolution est la politique de « l’ordre ». Partout dans le monde démocratique, des candidats promettent de reprendre le contrôle de la criminalité, des frontières et de l’espace public grâce à un encadrement policier plus dur, des peines plus sévères et des politiques migratoires plus agressives. Leur message trouve un écho dans des sociétés où les gens ont, à juste titre, peur de la violence, sont épuisés par la hausse des prix et frustrés par les problèmes bien réels dans les systèmes de santé, de logement ou d’éducation.
Mais la criminalité, la peur de « l’autre » et la colère face au coût de la vie ont des racines sociales profondes : insécurité économique, affaiblissement des services publics et fracture entre les métropoles « gagnantes » et les villes moyennes ou les régions rurales laissées pour compte. Quand les gouvernements ne traitent que les symptômes par des mesures punitives, ils préparent le terrain à des chefs qui promettent « l’ordre » avec moins de contraintes.
‘Quand les gouvernements ne traitent que les symptômes par des mesures punitives, ils préparent le terrain à des chefs qui promettent « l’ordre » avec moins de contraintes.’
Si cette tendance se propage, ce n’est pas seulement parce que les dirigeants autoritaires sont des communicateurs incontournables. C’est aussi parce qu’une grande partie du camp démocratique est devenue étrangement sourde au ton. Les partis de centre gauche et du centre parlent souvent comme des gestionnaires d’une machine complexe, proposant graphiques et « feuilles de route » à des électeurs qui cherchent d’abord à ce qu’on reconnaisse leur frustration et leur peur.
Au lieu de partir des hausses de loyer, des files en garderie, des urgences débordées, des autobus qui n’arrivent jamais et des heures perdues dans le trafic, ils partent de cadres budgétaires et de réformes institutionnelles. L’écart entre ce langage et l’expérience vécue devient une forme de violence en soi. Dans cet espace s’engouffre l’homme fort qui, aussi cynique soit‑il, dit : « Je vous vois, je sais que vous êtes en colère, je ferai payer quelqu’un. »
L’empathie, l’élément clé
Dans ce contexte, l’empathie est parfois reléguée au rang de faiblesse – un luxe douillet qui empêcherait les sociétés occidentales de faire des « choix difficiles ». En réalité, ce qui manque dans de nombreux pays démocratiques, c’est une forme d’empathie plus exigeante et politique, qui n’a rien à voir avec le fait d’excuser tout ou de sombrer dans la sentimentalité.
Cela signifie prendre au sérieux la peur d’une retraitée qui ne se sent plus en sécurité dans son immeuble, la colère d’un travailleur d’entrepôt qui ne peut plus se loger près de son emploi, l’angoisse de parents dont les enfants fréquentent des écoles sous-financées, et le malaise de résidents de longue date qui ont l’impression que leur langue ou leurs coutumes sont mises à rude épreuve. Cela veut aussi dire écouter les migrants confrontés à l’exploitation, les communautés racisées sur‑policées mais sous‑protégées, et les jeunes qui ne voient aucun chemin vers un avenir stable.
Quand ce type d’empathie fait défaut, la politique démocratique tend à répondre à l’insécurité par des leçons de morale : des statistiques là où les gens demandent de l’apaisement, des sermons moralisateurs là où ils réclament des solutions, et des plaidoyers abstraits pour « nos institutions » là où ils se demandent s’ils auront encore un logement, un emploi ou un médecin de famille dans cinq ans. Les dirigeants autoritaires, à l’inverse, offrent une empathie de contrefaçon : ils valident le sentiment d’être ignorés, puis le détournent vers des boucs émissaires – minorités, migrants, féministes, écologistes – et vers les institutions indépendantes susceptibles de limiter leur pouvoir. Ils offrent ainsi une forme de reconnaissance sans la moindre responsabilité.
‘Ce que les dirigeants autoritaires d’aujourd’hui offrent, c’est une empathie sans partage du fardeau.’
Briser ce cycle exige bien plus que de dénoncer les dérives autoritaires en période électorale. Les démocraties en Europe et dans les Amériques doivent prouver, par des changements visibles, qu’elles peuvent encore améliorer la vie ordinaire mieux que n’importe quel homme fort. Cela suppose trois choses à la fois. D’abord, prendre la sécurité au sérieux, non seulement en augmentant le nombre de policiers et de caméras, mais aussi en investissant dans la prévention, le travail de rue auprès des jeunes, les services de santé mentale et la qualité concrète des quartiers. Les citoyens ne défendront pas les normes démocratiques s’ils ne se sentent pas en sécurité dans leurs propres rues.
Ensuite, attaquer de front la crise du coût de la vie : politique du logement ambitieuse, protection des locataires, salaires décents, transports accessibles et services publics correctement financés. Enfin, traiter les questions de migration et d’identité avec clarté et honnêteté : des règles claires et appliquées, oui, mais aussi de véritables politiques d’intégration et un récit commun d’appartenance qui ne dresse pas les « natifs » contre les « nouveaux arrivants ».
L’empathie est le fil qui relie ces éléments. C’est elle qui empêche une politique du logement de se réduire à un exercice de tableur, une stratégie de sécurité publique de se transformer en simple répression, et un régime migratoire de basculer soit dans le chaos, soit dans la cruauté. Elle exige que les décideurs sortent de la bulle des capitales et écoutent, de manière systématique, ce que vivent réellement les habitants des petites villes, des banlieues et des quartiers populaires – puis leur donnent un réel pouvoir sur les priorités, par des budgets participatifs, des assemblées locales et de vraies consultations, plutôt que des assemblées publiques mises en scène.
Des Amériques à l’Europe, le danger n’est plus seulement que la démocratie soit renversée d’en haut. C’est qu’elle soit, peu à peu, vidée de l’intérieur par des dirigeants élus pour « faire le travail » qui démontent progressivement les garde‑fous qui font de la démocratie autre chose qu’un simple plébiscite. La meilleure réponse n’est pas la nostalgie d’un « centre » perdu, mais un renouveau des pratiques démocratiques fondé sur l’empathie, la sécurité matérielle et la responsabilité partagée.
‘La meilleure réponse n’est pas la nostalgie d’un « centre » perdu, mais un renouveau des pratiques démocratiques fondé sur l’empathie, la sécurité matérielle et la responsabilité partagée.’
La question n’est plus de savoir si la démocratie est belle en théorie, mais si elle fonctionne encore, ici et maintenant, pour des gens fatigués, inquiets et en colère. Si les forces démocratiques ne répondent pas à cette question dans la vie réelle des citoyens, ceux‑ci continueront d’élire des dirigeants qui promettent d’agir seuls – et qui finiront inévitablement par s’en prendre aux libertés mêmes qui ont rendu leur élection possible.
En Europe comme dans les Amériques, ce débat ne se déroule plus dans le vide. Avec la perspective bien réelle d’un conflit armé plus large, le prix à payer pour une dérive illibérale s’alourdit de jour en jour. Les démocraties sous pression extérieure sont toujours tentées de centraliser le pouvoir, de faire taire la contestation et de traiter les droits comme des luxes dispensables; l’histoire montre que, lorsque ces raccourcis deviennent des habitudes, on y renonce rarement sans bouleversements.
Si les gouvernements n’agissent pas rapidement pour restaurer un minimum de sécurité, de dignité matérielle et de sens du bien commun, les citoyens exigeront des dirigeants « plus forts » précisément au moment où un leadership prudent et redevable serait le plus nécessaire. L’urgence de réparer n’a donc rien d’abstrait ou de moraliste – elle est stratégique : soit les démocraties prouvent, maintenant, qu’elles peuvent protéger à la fois les vies et les libertés dans un âge de crise permanente, soit elles se réveilleront en constatant que la peur a fait, à leur place, le travail de leurs adversaires.
Avis : Les opinions exprimées dans cet article sont celles de son auteur et ne reflètent pas nécessairement les opinions de WestmountMag.ca
Image d’entête : Ligia Camargo – Pexels
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Andrew Burlone, cofondateur de WestmountMag.ca, a débuté son parcours médiatique au magazine NOUS avant de lancer Visionnaires, où il a occupé le poste de directeur de création pendant plus de 30 ans. Passionné de culture et de politique, Andrew s’intéresse également aux arts visuels et à l’architecture.

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