Refaire la Marguerite
réenchante l’eau précieuse
Chronique d’une pluie attendue, mémoire et rituels du quotidien
Par Sophie Jama
14 novembre 2025
On croit souvent que la magie a quitté nos sociétés, qu’elle ne subsiste que dans les récits anciens ou dans les coins oubliés du monde. On imagine que le miracle — ici, l’avènement de la pluie — échappe à notre modernité, comme si le monde, désenchanté, avait fait le deuil du prodige. Mais c’est oublier que dans les gestes les plus simples, les fêtes de famille, les contes pour enfants, se cachent encore les vieilles stratégies d’appel aux éléments, les petits rituels quotidiens pour conjurer le manque ou exalter l’abondance. Refaire la Marguerite, spectacle créé par la compagnie L’eau du bain et présenté dans le cadre du festival La Mèche courte, en est la preuve émouvante et malicieuse : sous couvert d’humour et de tendresse, la pièce met en scène l’une des préoccupations les plus ancestrales de l’humanité — comment faire tomber l’eau du ciel ?
On y retrouve le goût du merveilleux enfantin, la nostalgie des instants passés à observer la magie ordinaire du jet d’eau…
Fondée par Nancy Bussières, Anne-Marie Ouellet et Thomas Sinou, la compagnie L’eau du bain porte un nom qui invite d’emblée à la mémoire sensorielle. L’eau du jeu, des baignoires de l’enfance, ce lieu métaphorique où tout commence par l’émerveillement, anime ici la dramaturgie : on y retrouve le goût du merveilleux enfantin, la nostalgie des instants passés à observer la magie ordinaire du jet d’eau, ce fil ténu entre rêve et réalité qui, sans cesse, irrigue la scène. Il n’est donc pas surprenant que Refaire la Marguerite célèbre cet élément fondamental qui relie tous les humains : l’eau, matière du lien, du passage, mémoire du vivant et caprice des cieux.
Loin de tout didactisme, la proposition des artistes de L’eau du bain nous rappelle que la pluie, même lorsqu’elle tarde, offre mille façons d’être attendue. La maison, la famille, la scène, les objets détournés, la musique et le rire sont les véritables ingrédients de la magie : ils rendent possible l’improbable et donnent du sens à l’instant vécu collectivement.
De la pluie comme énigme anthropologique
Depuis toujours, l’aspiration à « faire tomber » l’eau du ciel structure l’agir des sociétés humaines : danses de la pluie, invocations chamaniques, ensemencement des nuages, plantation magique de végétaux — autant de pratiques, sérieuses ou ludiques, qui montrent la persistance du désir de contrôler l’indomptable.

Image : Camille Gladu Drouin
Dans Refaire la Marguerite, ces tentatives archaïques sont réinventées, habillées du regard de l’enfance, réactualisées au sein d’une scénographie où tout, du plastique transparent à l’orchestre de jazz improvisé, évoque l’énergie de la création collective.
Ne dit-on pas, avec une ironie douce, qu’une personne qui chante un peu faux attire la pluie ? Ici s’ouvre le registre de la magie sympathique, ce principe cher aux anthropologues pour qui le semblable attire le semblable. Les pleurs donnent-ils naissance aux gouttes ? La scène s’ouvre sur de discrètes lamentations : l’eau deviendra-t-elle ce passage du privé au public, des larmes solitaires au déluge espéré par tous ?
Mais très vite, la réponse n’est pas dans l’explication rationnelle. On bascule dans le conte, le rite et la chanson populaire— À la claire fontaine, ce refrain collectif qui fait de la pluie un bien convoité et de la famille une microsociété dédiée à la danse des éléments.
La maison-rituel et la dramaturgie de l’eau
La maison qui occupe le plateau est un symbole presque freudien : espace clos, d’apparence banale, elle devient, chez L’eau du bain, une matrice initiatique, un laboratoire du rituel quotidien. La famille qui y vit ne cherche pas tant à se protéger du monde extérieur qu’à en accueillir l’imprévu. Les feuilles de plastique, aux transparences variables, dessinent une frontière poreuse entre l’intérieur et l’extérieur, comme si la porosité des matières reflétait celle des émotions. Si la pluie ne tombe pas, on va la chercher : bottes de pluie aux couleurs improbables, imperméables bariolés, parapluies-miroirs dont la vocation n’est plus de nous abriter mais de recueillir la précieuse manne céleste. Les entonnoirs et les tuyaux, dans leurs déplacements ludiques, célèbrent l’inventivité humaine face à l’inattendu.
La magie opère sans grands effets spéciaux. La famille, dans sa comédie tendre et maladroite, semble tout entière consacrée à la quête de l’eau : trinquer ensemble, s’émouvoir d’un mince filet qui tombe du plafond, transformer la moindre goutte en prétexte pour faire la fête. C’est dans ces détails apparemment frivoles que se révèle la vraie profondeur du spectacle : la reconnaissance, par le jeu, de ce qui lie la communauté.
Musique, humour et transmission
La musique, omniprésente, s’impose comme un personnage à part entière. Les instruments, souvent construits ou métamorphosés sur scène, soulignent la capacité universelle des humains à transfigurer le réel. Il y a une parenté ici avec la pratique des sociétés dites « primitives », pour lesquelles le chant, la danse, la musique offraient au groupe la révélation de l’ordre caché du monde. D’un objet utilitaire surgit l’orchestre, d’un accès de maladresse naît le swing. La pluie devient jazz, la famille et le spectateur sont invités à l’improvisation collective.

Image : Camille Gladu Drouin
L’humour opère une alchimie discrète. Alliant mélancolie et autodérision, le récit démarre dans une une atmosphère teintée d’une certaine mélancolie, de rêverie, et de douceur nostalgique, pour s’épanouir, de surprise en surprise, dans la jubilation. Ici, c’est bien le rire qui ouvre la voie à l’émerveillement, ce passage de la gravité à la légèreté que le spectacle propose au public le temps d’une parenthèse enchantée. Et puis, il y a la fillette qui transmet, à sa façon, l’histoire de la famille et la continuité des traditions. Avec les adultes, elle partage des moments complices, présents dans chaque geste. Ce spectacle montre ainsi comment le théâtre peut rapprocher et renforcer une communauté. Après tout, n’est-il pas toujours l’école de la communauté à venir ?
Un spectacle, mille et une lectures
On sort de Refaire la Marguerite avec l’impression d’avoir assisté à la reconstitution d’un rituel perdu. Derrière la modeste virtuosité, c’est la grande énigme de la nature qui s’est présentée, à hauteur d’homme comme à hauteur d’enfant. L’eau, offerte et partagée, redevient ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : objet de fascination, de gratitude, de fête.
Et peut-être, au fond, n’est-ce pas tant la pluie qui triomphe, mais la mémoire renouvelée d’un monde capable d’en fêter la venue. Au théâtre La Chapelle, dans le frémissement du public, entre larmes, chansons et derniers éclats de lumière, la pluie n’est plus seulement le résultat d’une attente : elle devient, pour un soir, la preuve que l’enchantement collectif est encore possible.
Refaire la Marguerite
Co-présenté avec La Mèche Courte
Création et performance : Anne-Marie Ouellet, Inès Sinou, Jeanne Sinou, Thomas Sinou
Son : Thomas Sinou
Éclairage : Nancy Bussières
Scénographie : Karine Galarneau
Conseil dramaturgique : Émilie Martz-Kuhn
Assistance à la mise en scène : Zackari Gosselin
Production : L’eau du bain
Refaire la Marguerite, jusqu’au 15 novembre 2025 au théâtre La Chapelle à Montréal
Image d’entête : Jonathan Lorange
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