Dehors–André-Chevrier_1048

Un solo théâtral
de Marilyn Perreault

Dehors!, un grand numéro lucide et tendre de voltige sentimentale

Par Sophie Jama

5 décembre 2025

Acte après acte, Dehors! déplie ce verbe minuscule – tomber – jusqu’à en faire un grand numéro de voltige sentimentale. Sur la piste blanche d’une maison entre noces et funérailles, une femme rejoue toute une vie d’amour : premières brûlures adolescentes, illusions tenaces, renoncements lucides, dernières tentatives avant la nuit. Chaque relation y devient un saut sans filet, chaque rupture une chute qui laisse sur le corps la mémoire d’un bleu.

Production du Théâtre I.N.K., Dehors! est porté de bout en bout par Marilyn Perreault, qui signe le texte, la mise en scène et l’interprétation, telle une funambule qui serait aussi son propre maître de piste. Sa voix, parfois murmurée, parfois projetée comme un slam, est traversée par la participation vocale de Jean Marc Dalpé, présence fantomatique qui résonne comme un contrechant intérieur.

Dehors! est porté de bout en bout par Marilyn Perreault, qui signe le texte, la mise en scène et l’interprétation.

Le décor, blanc, surdimensionné, est moins un intérieur qu’un chapiteau sans toile : lit, fauteuil, télévision, table, jardin – tout est familier, mais tout semble avoir grandi, comme si les objets avaient absorbé des années de disputes, de silences et de tendresse pour finir par déborder.

Cet agrandissement déforme la perspective : soudain, la table devient estrade, la chaise devient perchoir, la chambre se transforme en piste où chaque geste est amplifié. La maison n’est plus un refuge ; elle est un trapèze fixe, un territoire où l’on risque, à chaque instant, d’être projeté dehors, au moment du désamour.

Dehors! Production Théâtre I.N.K. - Texte, mise en scène et interprétation Marilyn Perreault

Perreault a d’abord écrit le spectacle en poèmes du quotidien, fragments cueillis dans la banalité des jours, avant de tisser ces éclats en un récit structuré comme une œuvre musicale, avec ses mélodies et son refrain. On entend ce battement cyclique : les débuts d’histoire portés par une lumière presque crue, l’humour qui grince lorsqu’on se surprend à négocier avec soi-même pour ne pas perdre l’autre, les petites trahisons faites à ses propres désirs.

Le texte avance par reprises, variations, leitmotivs : illusions, renoncements, espoirs qui reviennent déguisés sous un autre prénom. C’est une partition où chaque strophe est une figure, et chaque retour de phrase une pirouette supplémentaire dans le vide.

Dans cette maison-piste, la protagoniste dit d’abord son rêve d’« être pour toujours avec Jérôme », malgré ces minuscules grains de sable qu’elle sent déjà coincés entre les dents du couple. L’amour, ici, n’est jamais un état stable : c’est une ascension vers le sommet du numéro, que l’on sait pourtant promis à la chute.

‘Perreault a d’abord écrit le spectacle en poèmes du quotidien, fragments cueillis dans la banalité des jours, avant de tisser ces éclats en un récit structuré comme une œuvre musicale…’

Mais la pièce ne se contente pas d’un schéma unique ; elle déroule d’autres rencontres, d’autres partenaires, chaque fois aussi exaltants au début, chaque fois voués au même effritement. L’arc narratif embrasse littéralement le temps d’une vie, de l’effervescence adolescente à l’usure des dernières fois, quand le corps se souvient mieux que la mémoire des risques déjà pris.

La mise en scène exploite pleinement la physicalité de l’interprète. Marilyn Perreault ne dit pas seulement le texte : elle le propulse, le renverse, le hisse à bout de bras. Elle grimpe, se suspend, se laisse choir ; elle fait voler les objets, les escamote, les fracasse parfois, comme si chaque éclat de vaisselle venait matérialiser une rupture.

Les changements de costumes, quasi magiques, sont autant de mues successives : nouvelle robe, nouvel espoir, nouvelle chute. La scénographie devient ainsi un appareil acrobatique complet, où le temps de la vie sentimentale est compté en tours de piste plutôt qu’en années.

Ce qui frappe, c’est l’équilibre rare entre la lucidité et la tendresse. L’écriture ose un humour presque cynique sur les illusions amoureuses – ces pactes tacites où l’on se tait pour ne pas faire fuir l’autre, ces aveuglements consentis au nom du « nous ».

Dehors! Production Théâtre I.N.K. - Texte, mise en scène et interprétation Marilyn Perreault

La pièce ne juge jamais. On reconnaît au contraire, dans cette succession de chutes, une humanité partagée : quiconque a déjà aimé y retrouve ses propres stratégies de survie, ses propres mensonges doux, ses propres acrobaties pour retomber sur ses pieds. La performance devient alors un miroir déformant, à la fois cruel et consolant : l’on rit, l’on se crispe, l’on se reconnaît.

D’une durée d’environ 1 h 20, Dehors! maintient une tension constante sans jamais donner l’impression de s’acharner. Le temps, ici, ne s’étire pas : il se plie, se replie, revient sur lui-même comme un ruban de Möbius affectif.

Les ruptures ne sont pas de simples points finaux, mais des rebonds qui propulsent la protagoniste plus loin – parfois plus haut, parfois plus bas – dans sa compréhension d’elle-même. Dehors! s’inscrit dans une lignée de créations où le Théâtre I.N.K. explore les zones poreuses entre théâtre de texte, performance physique et poésie.

‘La pièce montre combien tomber en amour et tomber hors de l’amour procèdent du même mouvement : se jeter, pour accepter d’être rattrapé… ou non.’

Ici, la maison en surdimension devient le chapiteau intérieur de tout un chacun : un espace où s’entrechoquent l’envie d’installer enfin sa vie « pour toujours » et la certitude sourde que rien ne tient, que tout peut basculer en un simple déplacement de chaise.

C’est peut-être là que réside la beauté violente du spectacle : dans cette façon d’accepter que l’amour n’est pas un refuge, mais une série de figures risquées, un art du déséquilibre répété, une obstination à remonter sur la piste malgré la connaissance intime de la chute.

Dehors!

Production Théâtre I.N.K.
Texte, mise en scène et interprétation Marilyn Perreault
Participation vocale de Jean-Marc Dalpé
Assistance à la mise en scène et régie Clémence Doray
Décor et accessoires Thierry Vigneault
Musique Andréa Marsolais-Roy
Costumes Cynthia St-Gelais
Éclairages Joëlle LeBlanc
Regards extérieurs André Perrier, Amélie Prévost et Annie Ranger
Direction technique et de production Clémence Doray et Thierry Vigneault

Dehors! a été présenté du 2 au 6 décembre 2025 au Théâtre aux Écuries à Montréal

Images :André ChevrierButton Sign up to newsletter – WestmountMag.caAutres revues et critiques
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Sophie Jama - WestmountMag.ca

Sophie Jama est titulaire d’un doctorat en anthropologie et d’une maîtrise en littérature comparée. Elle a publié plusieurs ouvrages au Québec et en France. Depuis une quinzaine d’années, elle couvre la scène culturelle montréalaise en théâtre, en danse, en cirque et autres arts vivants.

 



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