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J’accuse, une œuvre forte
du théâtre féministe québécois

L’univers complexe d’Annick Lefebvre suscite plusieurs remises en question

Par Luc Archambault

J’accuse Annick Lefebvre d’avoir concocté une pièce qui se démarque tellement qu’elle va ternir irrémédiablement le lot de mièvreries de cette saison théâtrale 2017 qui ornent les planches montréalaises. J’accuse Annick Lefebvre d’avoir su mettre le doigt sur la condition, non seulement féminine mais humaine, des ilots de solitude que nous sommes tous devenus en cette ère de zapette à gogo, de téléphonie cellulaire en camisole de force, de relations amico-amoureuses tronquées et incomplètes. Je l’accuse d’avoir écrit ce brûlot intense, émotionnel, émouvant et drôle avec brio, chose rarissime dans ce théâtre actuel qui orbite souvent autour d’un vide conversationnel si cher à la télé.

La mise en scène de J’accuse est épurée, simplissime et minimaliste : une scène peu profonde, avec un haut mur de gyproc en arrière-plan, une chaise, des hauts parleurs montés tels des arbres post-modernes, un micro, et voilà l’affaire. Mais cette pièce ne repose pas sur les artifices mais sur les mots, sur le barrage de phrases toutes plus percutantes les unes que les autres. Elle met en scène cinq personnages, cinq femmes fortes, quoique sensibles, qui ergotent sur leur problématique personnelle. Cinq avatars de la dramaturge qui avoue en entrevue avoir laissé libre cour à ses démons intérieurs, à ses craintes, à ses obsessions, sans retenue aucune. « Tant qu’à y aller, aussi bien y aller jusqu’au bout», nous confiera-t-elle.

Avec J’accuse, Madame Lefebvre ne cherche pas une catharsis quelconque. Sa pièce roule sa bosse depuis 2015 et quittera les planches à la fin de ce pénultième engagement au Théâtre d’Aujourd’hui (mais les supplémentaires s’ajoutent de façon quasi-quotidienne). Donc, du côté de la catharsis, on repassera. Mais l’engouement du public pour cette pièce reflète par contre le rôle absolu de tout(e) dramaturge, celui d’être le paratonnerre de son époque, d’attirer l’attention sur les conditions de vie, autantJ'accuse - WestmountMag.ca extérieures qu’intérieures, de la population en général, en touchant profondément le public qui s’y précipite.

Le théâtre de qualité correspond à une prise d’otage où le ou la dramaturge prend le contrôle d’une salle, un spectateur à la fois, le retenant prisonnier de son imaginaire pour une brève période, forçant à l’auditoire ses propres mots, ses propres concepts, sa vision du monde. Dans J’accuse, la connexion est d’autant plus profonde que le texte est bien construit, assis sur des bases solides, contrairement aux déceptions profondes causées par des pièces ratées (lire mon article précédent [[https://www.westmountmag.ca/yen-et-act-of-god/?lang=fr]] ) qui gaspillent cet état de grâce accompagnant le processus psychologique propre au théâtre.

J'accuse - WestmountMag.caEntre les mains d’Annick Lefebvre, la thérapie fonctionne à plein et la catharsis est complète. Elle nous fait traverser son récit par le biais de cinq magnifiques comédiennes. Catherine Paquin-Béchard, la première à entrer en scène, vend des bas de nylon dans une boutique qui hante les corridors du métro Bonaventure, comme l’auteure a fait il y a des lunes. Elle y vit un combat quotidien, entre le paraître et l’être, qui ne se résoudra pas sans laisser de traces. Elle est identifiée comme la ‘fille qui encaisse’. Puis, arrive Catherine Trudeau, qui incarne la ‘fille qui agresse’. Une femme d’affaire avec une vision de haine acharnée et un témoignage assez troublant. Elle est de droite, d’une droite toute en rage qui vocifère contre les ‘basses classes’ et elle en veut au système qui tolère la faiblesse.

J'accuse - WestmountMag.caArrive ensuite Alice Pascual, en immigrante d’origine maghrébienne, ‘la fille qui s’intègre’, à l’intersection de sa culture traditionnelle et celle de sa terre d’adoption. Un regard grinçant pas du tout complaisant mais différent sur la collectivité, inclusive par choix ou par nécessité, et qui en dit long sur la situation de l’inclusion dans un Québec moderne.

Elle sera suivie par la ‘fille qui adule’, interprétée par Debbie Lynch-White, une fan finie d’Isabelle Boulay. Avec celle-ci, Annick Lefebvre se montre d’une ironie mordante, multipliant les mises en abîme, en s’interpellant sans cesse par le biais de la voix tonitruante de cette comédienne. L’auteure met ainsi en scène sa propre obsession face à la chanteuse de façon plutôt loufoque, qui vient désarmer le ton sombre de la pièce. Mais ce ne sera que partie remise.

J'accuse - WestmountMag.caParce que la sublime Léane Labrèche-Dor vient conclure ce périple en incarnant la ‘fille qui aime’. Qui aime sans détour, profondément, sans retenue. Elle est en deuil d’une amitié qui la force à se questionner sur le sens de sa vie, sur ses choix et ses options. Sur sa manière d’aimer. Elle décidera, tout comme l’auteure, d’aimer sans restriction, sans retenue. De s’ouvrir au monde. L’image finale d’une avenue bordée d’arbres suggère l’ouverture à l’avenir, incertain. Cinq comédiennes aux tons les plus différents les uns que les autres, mais unis en l’auteure, Annick Lefebvre. Que sa philosophie soit perçue comme féministe reste superficiel. Car, bien qu’elle mette en scène des personnages féminins, elle écrit bien plus sur la condition humaine, commune à tous.

J’accuse n’est pas qu’une pièce féministe. L’enfermer dans un pareil carcan philosophique serait réduire ce texte à une lecture au seul premier degré. Non pas que le féminisme réduise la portée d’une œuvre, bien au contraire, ni ne la dénigre. Cette œuvre s’insère certes dans le cadre du théâtre féministe québécois, mais sa portée propre dépasse le discours académique par le regard que porte l’auteure, femme entière et authentique, à ce qu’elle identifie comme le ‘militantisme du quotidien’, comme un flou entre ses vies, publique et privée. Cette pièce est l’expression d’une femme, moderne et cultivée, mais aussi d’un témoin d’un Zeitgeist particulier, tel une radiographie du Québec actuel.

Il ne reste qu’à espérer un retour à ce J’accuse de la part de cette auteure magnifique dans dix, voir vingt ans, avec les mêmes personnages et comédiennes (si possible), pour voir l’évolution de cet univers complexe qu’est Annick Lefebvre. Une pièce essentielle, à voir absolument.

J’accuse est présenté en supplémentaires au Théâtre d’Aujourd’hui les 18, 23 et 24 février.

Images : Ulysse del Drago


Luc Archambault WestmountMag.ca

Luc Archambault
Écrivain et journaliste, globe-trotter invétéré, passionné de cinéma, de musique, de littérature et de danse contemporaine, il revient s’installer dans la métropole pour y poursuivre sa quête de sens au niveau artistique.

 



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